Les dangers des entretiens d’évaluation

Voici revenue la saison des bilans sur les hommes dans les entreprises. Attendus parfois, redoutés souvent, les entretiens sont toujours appréhendés comme un exercice délicat à forte charge émotionnelle. Il y a les enjeux bien sûr, mais, aussi et surtout, les jugements, car ceux-ci affectent directement la sphère narcissique. Certes, depuis la grande relance de l’évaluation des années 80, les entreprises ont mis en place de multiples précautions pour garantir certaines valeurs qui pourraient souffrir à cette occasion. Et, dès le début, au cœur du souci éthique, la lutte contre le risque d’arbitraire managérial s’est imposée. Elle commence par la sélection des critères auxquels sera réduit le champ de l’évaluation, soit l’exclusion par exemple de tout ce qui est d’ordre relationnel ou personnel, tant à propos de l’appréciateur que de l’apprécié. Elle impose ensuite les définitions et les méthodes à respecter pour mesurer la performance du collaborateur dans chacun des critères retenus. Un certain idéal est commun à tous ces dispositifs, ils visent à élaborer un prétraitement des jugements tel que l’appréciateur sera mis dans la position d’un agent relevant les compteurs. Un autre à sa place, suivant la même procédure, « trouverait » le même résultat. La performance finalement prononcée aura bien alors cette nature objective, tant recherchée, qui est la marque d’un système d’appréciation vertueux.

Une subjectivité en résistance

La certitude qu’une telle orientation soit la seule légitime est si forte que les manifestations, aussi persistantes que malvenues, de la subjectivité managériale sont systématiquement attribuées aux insuffisances de l’instrument de mesure qu’il faut donc renforcer.
Mais là ne sont pas les dangers dont nous parlons, bien au contraire ! On ignore encore beaucoup trop largement, y compris chez de nombreux experts, quel mal nourrit le remède. Toutes ces mesures éthiques visant à juguler la subjectivité managériale, ce qui bien sûr est une vue de l’esprit, ne font jamais plus qu’en interdire l’expression. Alors s’amorce un cercle vicieux dont nous ne percevons le plus souvent que la structure inversée rappelée ci-dessus, celle qui motive le renforcement de l’instrumentation. Réduite au silence, la subjectivité n’est pas morte pour autant, ni inactive. Elle cherche maintenant, de façon beaucoup moins spontanée, les voies de l’efficacité. La dimension pathologique de l’appréciation commence par la formation, chez l’appréciateur, d’un processus inconscient au terme duquel sa subjectivité la plus intime occupe la place de la certitude objective.
Décrivons-en les étapes.

Le complexe de l’appréciateur

1- Dans un premier temps, l’instrumentation est rassurante, le supérieur y voit un moyen d’exprimer ses jugements sous le label de l’objectivité, ce qui va lui éviter de se mettre personnellement en avant. À ce stade, il ne doute pas que son jugement soit conforme à la réalité.

2- Le « relevé » des données objectives, rien n’est plus facile à faire, comme regarder sur un tableau si l’objectif de 10% est réalisé ou non, le précipite maintenant dans un état de trouble. Entre ce chiffre brut, d’autant plus brutal qu’il est objectif, et son intime conviction sur la valeur de son collaborateur, il y a un abysse. Il éprouve maintenant la disjonction radicale entre un fait, soit une donnée objective, et une valeur, soit son intime conviction.

3- La crise se dénoue chez lui par l’émergence d’une conviction : le contenu de ses observations, analyses et raisonnements est infiniment plus proche de la vérité que ne l’est une donnée objective, jetée comme ça, sans nuances, sans considération sur les mérites, les circonstance et les imprévus.
Convaincu que les données de l’instrumentation ne sont pas assez sophistiquées, pour exprimer la «valeur objective» du collaborateur, il lui faut les enrichir. Comment ? Par d’autres données, tout aussi objectives, celles-là, qu’un système d’appréciation plus affiné aurait du prévoir. C’est rien moins que la réécriture des règles, une fois le résultat connu, faite au nom d’une exigence d’objectivité accrue. Les systèmes d’évaluation permettent toujours l’inclusion de petits codicilles ; et parfois même l’organisent.
On observe avec une régularité impressionnante qu’au moment crucial, confrontée à l’objectivité, c’est l’intime conviction qui l’emporte. Mais ce ne peut être qu’un triomphe muet, discret, inconscient, car l’exigence d’objectivité n’est jamais remise en cause. Bien au contraire, c’est elle qui se trouve renforcée désormais par cet investissement nouveau d’origine subjective.
Ainsi s’explique l’inlassable quête de ce graal, l’objectivité, vénérée dans son principe mais rejetée dans ses manifestations les plus évidentes.

Une affaire de justification

L’analyse des pratiques dans les entreprises révèle l’irréductibilité des jugements à une quelconque objectivité. Ce dont ils témoignent n’apparaît pas dans le champ de l’évaluation autorisé par les règles éthiques. Il s’agit d’un univers pratique, vivant, où s’affrontent les volontés partisanes, les rapports de force et de dépendance, soit des intérêts multiples qui forment le contenu concret de la relation hiérarchique.

La « valeur » d’un collaborateur, ou de ce qu’il fait, c’est la place qu’il prend parmi les représentations du manageur dans un univers subjectif qui n’est pas sans liens avec ses intérêts personnels qui eux-mêmes ne manquent pas de lui paraître parfaitement légitimes. Cette richesse subjective, finalement déterminante dans les jugements a peu à voir avec les données objectives, brutales et sans nuances de l’instrumentation. Corriger le système, c’est sophistiquer ces données de façon à les faire coïncider avec la valeur du collaborateur aux yeux du manager.
Nous voyons poindre ici la fonction de justification inconsciemment confiée à ces processus évaluatifs organisées au nom de l’objectivité : assurer la promotion éthique de points de vue partisans. Une telle opération ne va pas sans un soutien idéologique solide. Il tient à la mise en scène d’une « valeur » qui ne s’inscrit pas dans la relativité d’une subjectivité, mais une valeur de portée universelle, transcendante, à chercher au niveau d’un intérêt supérieur, celui de l’entreprise posé comme intérêt général. Soit la possibilité théorique d’une « valeur objective », ou encore d’une performance mesurable sur une échelle axiologique dont l’intérêt de l’entreprise fournit le repère. Qui partage ce fantasme ne doute pas qu’au terme d’une évaluation bien menée, c’est la contribution du salarié à l’intérêt général, soit son mérite, qui se trouve mesuré objectivement. La prétention à l’obtention d’une « valeur en soi », la même quel que soit l’évaluateur, signe la croyance absolue en cette axiologie.
Ne sous-estimons pas la prégnance de cette vision. Elle affecte largement nos représentations, y compris chez nombre de spécialistes. Pire, de façon récurrente, tel ou tel psychologue ne dénonce, avec compétence, le caractère omniprésent de la subjectivité que pour mieux relancer la quête du graal, se faisant à son insu l’agent d’un cercle vicieux infernal.

Pathogénie de l’évaluation

Quel profit un salarié peut-il faire de tels jugements ?
Faisons la part de ceux, heureusement il y en a, qui font fi d’une parole managériale dans laquelle leur instinct protecteur est prompt à déceler le sceau de la subjectivité. Ils seront parfois affectés, déçus et frustrés, mais il y a là peu matière à pathologie. D’un point de vue stratégique, ils y gagnent quelques précieuses informations.
Mais il y a tous les autres ! À absorber l’évaluation qui les visent, à s’identifier à l’image d’eux-mêmes, belle ou moins belle, qui tapisse l’horizon de la subjectivité managériale, il ne peut y avoir aucun bénéfice, sauf parfois une jouissance narcissique provisoire qui appelle des contrecoups douloureux. Ces identifications ont des manifestations fort variables selon que l’on se trouve dans le registre de l’enflure du moi, ou celui de la dévalorisation, mais elles sont toujours aliénantes, mêmes si leurs effets les plus dangereux ne se manifestent parfois qu’à long terme, particulièrement quand l’identification du sujet à « sa valeur », est trop brutalement mise en cause par la réalité.

Communiquer plutôt que justifier

L’évaluation d’autrui est un comportement naturel, inévitable. Dans les entreprises, où les relations sont particulièrement resserrées, elle se produit forcément, et le sort des collaborateurs, avec ou sans entretien, en dépend nécessairement. C’est pourquoi, communiquer sur cette évaluation et ses enjeux offre à chacun une meilleure visibilité sur l’avenir, sur la façon d’atteindre ses buts, et à la relation elle-même, la perspective d’une meilleure régulation. Ceci à la condition expresse, que les éléments essentiels, soit les positions subjectives, figurent au cœur de cette communication.

Un entretien conduit dans le but de communiquer, et non de justifier, nécessite de la part du manager le strict respect des règles suivantes :

– Réintroduire l’environnement. Il situe la relation professionnelle dans la relativité d’une situation donnée, ce qui est le réel, et non dans le fantasme d’un universel. Se référer régulièrement à l’environnement ramène la discussion à cette situation, à l’ « ici et maintenant », et la préserve de la quête sans fin d’une axiologie qui n’existe pas.

– Relativiser la performance. La performance quelle qu’elle soit ne l’est pas dans l’absolu, mais par rapport à une attente bien précise, dans un contexte particulier.

– Assumer sa subjectivité. Pour un décideur qui ne pourra jamais décider autrement que depuis sa position subjective, c’est une condition sine qua non de toute crédibilité. Et surtout, c’est ce qui rend le jugement recevable et supportable.

– Assumer la dimension hiérarchique de l’entretien. Elle est une donnée clé de la situation. Faire mine de la nier est une arnaque évidente qui décrédibilise le processus et, plus grave, relève de la double contrainte. L’assumer, en outre, est la meilleure façon d’intéresser le subordonné à l’entretien.

G H

Référence :
Lire Psychopathologie de l’entretien d’appréciation, Gérard Hernot, Presses de L’IDGH, 2011

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