L’« entreprise libérée »,… mais de quoi ?

Toujours en quête d’innovation, la réflexion managériale incite l’expert à se renouveler sans cesse. Stimulante pour la recherche, l’invite n’est pas sans dangers là où les exigences issues de l’observation, de la mémoire, de la cohérence et de la mise en rapport des faits, risquent de freiner la fulgurance de théories promettant efficacité, harmonie et simplicité.

L’oubli du passé, et de la complexité, permet la redécouverte de l’ancien dans sa fraicheur initiale, joyeusement naïve, débarrassée de tous les démentis accumulés depuis. Le projet récemment promu de « libérer » l’entreprise[1] pourrait, à ces conditions, être une délicieuse remontée dans le temps, un remake enthousiaste de la bonne nouvelle annoncée jadis avec « la théorie y ». Dans les années soixante, vigoureusement inscrite dans le mouvement participatif, l’école des relations humaines voulait libérer l’entreprise de ses mauvaises habitudes hiérarchiques au profit d’un management démocratique redonnant place et parole à l’homme, ceci en parfaite harmonie avec l’amélioration des performances. Pour cela, un mot d’ordre : « Faire confiance à ses collaborateurs, car ceux-ci sont capables de penser par eux-mêmes ». Là était la clef, le secret révélé.

Mais aujourd’hui, comment prétendre réactiver la promesse associée à ce projet au cœur duquel l’examen a décelé un processus pathogène de « double contrainte » ? S’il est reconnu méritant et autorisé à « penser par lui-même », c’est que le collaborateur a respecté jusqu’au bout un ordre implicite : « Penses comme moi, pas parce que je le demande, mais parce que ce sera le résultat de ta propre réflexion ! » À défaut, entre-temps, sa réticence aura été stigmatisée comme manifestation d’infantilisme.[2]

Nous ne sommes guère surpris de découvrir que le principe œuvrant à la « libération » de l’entreprise réside dans la « vision commune ». Seule admise, cette vision serait plus justement qualifiée de « vision unique », en quoi elle n’a rien à envier à la théorie y de Mc. GREGOR.Elle n’est devenue « commune » qu’au terme de ce même vieux processus pathogène, rappelé à l’instant, qui assure l’appropriation par tous de la vision d’un seul. La « libération » réussie, c’est le triomphe d’une subjectivité unique, quand chaque salarié s’est suffisamment épanoui et a assez muri pour accéder à la vision du patron.

Entreprise enfin libérée ! Certes, mais de quoi si ce n’est de la multiplicité des subjectivités qui s’y rencontrent et s’y affrontent. Et… à quel prix ?

 

G H

 

[1]Liberté & Cie, Isaac GETZ et Brian M. CARNEY, éd. Clés des Champs 2016

Interview d’Isaac GETZ, LE FIGARO du 3 juillet 2017, par Yann LE GALÈS

[2]Le point de subordination, Gérard HERNOT, éd. L’Harmattan, 2007